Le 20 septembre dernier a débuté la première session du Tribunal pour la Turquie à Genève. Comme l’a rappelé le Dr. Françoise Barones Tulkens lors de l’introduction, le Tribunal pour la Turquie est un tribunal d’opinion : il ne relève pas de l’ordre judiciaire d’un Etat et n’est pas tribunal mis en place par une Organisation Internationale. Le tribunal est un tribunal extraordinaire né de la détermination de la société civile. Même si ses décisions ne sont pas contraignantes, il est un instrument et une plateforme pour donner reconnaissance, visibilité et voix aux personnes qui dénoncent des violations de leurs droits fondamentaux. Le tribunal est indépendant, respecte le principe d’un procès équitable et utilise une méthode judiciaire pour rendre ses décisions. L’objectif fondamental du tribunal est d’alerter l’opinion publique et les gouvernements et de contribuer à l’avancement du droit international et national.
Le tribunal entendra six rapporteurs sur la torture, les enlèvements, la liberté de la presse, l’impunité, l’accès à la justice et l’indépendance judiciaire et les crimes contre l’humanité en Turquie. 15 témoins seront également entendus. Le gouvernement turc a également reçu une invitation et une copie des différents rapports mais il n’a pas donné suite.
Le tribunal formulera une opinion sur la conformité des actions de la Turquie avec le droit international des droits de l’homme et le droit international humanitaire. Le tribunal n’a pas de pouvoirs d’investigation et n’engagera pas de responsabilité pénale ou civile. La décision, bien que non contraignante, aura une valeur morale et donnera des outils juridiques aux victimes, aux avocats ou aux ONG qui souhaitent agir par la suite.
Premier rapporteur sur la torture :
Les principaux textes juridiques qui ont consacré l’interdiction de la torture sont la Convention contre la torture et la Convention européenne des droits de l’homme. Le rapporteur a rappelé que ces conventions établissent le minimum que les lois nationales doivent inclure dans le code pénal, et que la criminalisation de la torture par des sanctions d’emprisonnement est une obligation. En d’autres termes, un acte qui remplit les critères de la définition de la torture selon la Convention contre la torture ne peut être considéré comme un crime mineur, comme un mauvais traitement par exemple. L’interdiction de la torture est absolue, ce qui signifie qu’aucune exception ou dérogation ne peut justifier son utilisation. La responsabilité de l’Etat peut être engagée s’il n’a pas protégé les citoyens contre les actes de torture perpétrés par des acteurs privés, et pour défaut d’enquête et de poursuites. La charge de la preuve incombe aux victimes, mais s’il existe une suspicion raisonnable de torture pendant une détention, les accusés devront apporter la preuve du contraire.
Le rapporteur s’est appuyé sur les statistiques publiées par le gouvernement turc. Cependant, il a souligné des divergences entre les chiffres fournis par les ONG et par le gouvernement. Le rapporteur a donc soutenu que toutes les plaintes n’ont pas fait l’objet d’une enquête par le gouvernement. Par exemple, 2063 cas de personnes ont été dénoncés une violation de l’interdiction à la torture à l’ONG Human rights in Turkey entre 2000 et 2015. Le rapporteur a noté que le nombre de dossiers ouverts a diminué de 50 % entre 2013 et 2015. Cependant, les indicateurs démontrent que le nombre de cas a augmenté et n’a pas diminué. L’explication serait la diminution de la volonté du gouvernement de punir les auteurs d’actes de torture. Ces actes sont principalement l’usage excessif de la force en détention, les passages à tabac, les humiliations, les agressions sexuelles, les chocs électriques.
La torture est une pratique répandue en Turquie depuis des décennies, surtout après le coup d’Etat de 1980. Dans les années 2000, une tolérance zéro envers la torture a été appliquée, ce qui a conduit à quelques améliorations. Cependant, au cours des 10 dernières années, on constate une résurgence de la torture, dans une impunité quasi totale. Actuellement, 441 cas devant la CEDH pour des violations de l’art3 sont examinés, ce qui représente plus de cas que ceux sous investigation par les autorités turques.
Les groupes visés sont les membres du mouvement kurde, du mouvement Gulen, les mineurs et les criminels de droit commun. En outre, la manière dont ils sont réprimés dépend de la nécessité pour la police de les transformer en informateurs. Les membres du PKK, de l’organisation d’extrême gauche ou du mouvement Gulen sont plus susceptibles d’être enlevés, et les épouses des hommes suspects détenues.
Le rapporteur a conclu que le recours à la torture est systématique et organisé, sans enquêtes, sanctions et diligence raisonnable. En réponse à cela, le gouvernement turc a fait valoir que les victimes ne fournissent aucune preuve médicale, qu’elles sont des opposants politiques et que le taux de condamnation pour acte de torture est très faible.
Témoin 1: Mehmet Alp
Le premier témoin est un professeur de chimie et un administrateur dans une école d’une région turque du sud-est de la Turquie. Le 18 avril 2018, il a été enlevé de force après avoir emmené son enfant à l’école. Une voiture est arrivée derrière lui, et les hommes l’ont fait monter dans la voiture. Ils se sont présentés comme des policiers, et ont avancé qu’un de ses élèves aurait rejoint le PKK et le gouvernement. Mr Alp a essayé d’avertir les autorités, mais rien n’a été fait.
Un mois avant le coup d’État, il a été arrêté à nouveau et interrogé sur le mouvement Gulen. Au total, il a été détenu dans 4 prisons et 17 cellules. Pendant 2 mois, il n’a pas pu manger de fruits ou de légumes, ni voir un médecin. Il a commencé à avoir des problèmes internes tels que des hémorragies internes. Cependant, on a dit aux gardes de ne pas s’occuper de lui parce qu’il était considéré comme un terroriste appartenant au mouvement Gulen. Après ces deux mois, il a finalement été amené à l’hôpital où on lui a diagnostiqué un cancer de l’intestin. En novembre, il a été transféré à nouveau. Le 28 mai 2017, deux personnes lui ont enlevé ses menottes et l’ont emmené à 200 km de là. Ils ont continué à lui poser des questions sur les fonctions qu’il a remplies pendant le coup d’État du 15 juillet. Il a répondu qu’il n’avait pas participé au coup d’État et qu’il n’avait rien à voir avec le groupe Gulen. Il a refusé de signer les documents qu’ils lui ordonnaient de signer. Il avait un sac sur la tête, et était dans une pièce sombre, sous la prison. Ils l’ont battu sur la tête et le corps avec des objets métalliques. Il s’est évanoui et saignait du nez. Il a été mis dans une camionnette et finalement transporté à l’hôpital. Dans cette prison, il a rencontré un académicien torturé à l’électricité.
Il a réussi à écrire tout ce qu’il a vécu grâce à du papier toilette. Il n’a pas été autorisé à voir son avocat ni sa femme.
Le 6 juin, il devait passer devant les tribunaux, et les gardiens l’ont menacé, lui et sa famille, s’il disait quoi que ce soit sur les actes de torture dont il avait été victime. Il n’a donc rien dévoilé et a été déclaré coupable.
Il a été accusé en premier lieu de falsification, puis d’être membre d’une association armée et enfin de participation au coup d’État. Après avoir été libéré, il s’est adressé aux autorités, mais rien ne s’est passé car la police, les procureurs et le tribunal travaillent ensemble. Il n’a pu se battre pour ses droits que dans les pays libres, car en Turquie cela est impossible.
Témoin 2: Erhan Dogan
Le deuxième témoin était professeur d’histoire à Ankara. Lorsque le coup d’État a eu lieu, il travaillait dans une école appartenant au groupe Gulen à Ankara. Une semaine après, de nombreuses arrestations ont commencé à avoir lieu et les écoles proches du groupe Gulen ont été pillées, brûlées, détruites. Dix jours plus tard, un enseignant de son école l’a appelé parce que des policiers le réclamaient. Il s’est rendu à l’école et a vu des gens qui l’attendaient. Ils l’ont pris par le col et l’ont poussé contre le mur. Ils l’ont insulté de terroriste, l’ont battu et lui ont dit que s’il refusait d’obéir à leurs ordres, sa vie entière serait détruite, y compris sa famille. Ils lui ont demandé avec qui il avait eu des réunions ou des discussions. Ils lui ont demandé dix noms de hauts responsables du groupe Gulen. En outre, ils voulaient qu’il reconnaisse être membre d’une organisation terroriste et qu’il signe des documents l’incriminant. Le témoin a répondu qu’il n’était pas un terroriste et a donc été torturé pendant un certain temps. Un policier officiel d’Ankara est ensuite arrivé, a volé leur ordinateur et leur téléphone et les a emmenés dans la ville d’Ankara, au poste de police antiterroriste.
Une fois arrivé au poste, il a été escorté par 12 policiers qui les ont insultés, les ont traités de chiens et les ont battus. Il a été séparé des autres, et ils lui ont dit qu’il pouvait mourir, et que beaucoup de gens meurent ici et que personne ne le sait. Ils l’ont emmené dans un gymnase, avec des gens en orange et des menottes. Il y avait du sang autour de lui sur les murs, ce qui était la preuve que des détenues étaient torturés ici. Il a appris plus tard que les soldats arrêtés après le coup d’État étaient torturés dans cette pièce. On lui a donné un petit morceau de pain, de la confiture, une bouteille d’eau. Les autres détenus étaient des universitaires. L’un d’eux était diabétique et toutes ses demandes de soins ont été rejetées. Il se souvient de plusieurs actes de torture, comme d’avoir été déshabillé avec de l’eau froide sur lui, et d’avoir été battu avec des matraques ou quatre officiers qui lui frappaient la tête contre le mur et lui posaient sans cesse des questions sur le groupe Gulen. Une fois, ils l’ont attaché avec les mains derrière, et ¡l’ont laissé pendu au plafond pendant une ou deux heures. Après cela, il s’est souvenu qu’il pensait que toutes ses os étaient cassés et qu’il ne pouvait plus marcher. Ils l’ont amené auprès d’une personne habillée comme un médecin, qui lui a demandé comment il allait. Il a répondu qu’il avait été torturé, alors les fonctionnaires l’ont ramené et l’ont à nouveau torturé. La deuxième fois, il a répondu qu’il allait bien, alors il est revenu au gymnase.
L’un des événements les plus marquants qu’il a vécus a été d’entendre les cris des femmes détenues dans les cellules voisines, qui suppliaient les gardes de ne pas les violer. Les gardes ont aussi menacé sa femme et sa fille, en lui disant qu’elles pourraient finir comme ces femmes. Il a alors pensé au suicide, mais il ne l’a pas fait en raison de ses croyances religieuses.
Lorsqu’il a été emmené au tribunal, le policier qui l’avait torturé l’accompagnait, et le juge n’a pas posé de question, car il avait déjà été entendu lorsqu’il a été arrêté. Le juge a donc décidé de l’arrêter et il a été emmené à la prison pour crimes aggravés. Là, il a souffert de la colère des Palestiniens, car il a été présenté comme terroriste.
On les a emmenés dans une cellule pour 16 personnes, dans laquelle environ 50 personnes étaient détenues. Les conditions de détention étaient précaires et insalubres: ils devaient attendre 4o minutes pour aller aux toilettes, et ils avaient de l’eau chaude une fois par semaine pendant 30 minutes. Il étaient constamment insulté par les gardiens.
Un jour, les gardes leur ont annoncé qu’une délégation du Comité européen des droits de l’homme allait venir faire une inspection. Ils les ont averti que s’ils disaient quoi que ce soit d’autre que le texte qui leur avait été donné, ils ne pourraient pas voir leur famille (qu’ils ne pouvaient voir qu’une fois tous les deux mois) ou ils seraient envoyés en cellule d’isolement. La délégation est finalement venue, mais personne n’a rien dit.
Le témoin s’est souvenu qu’ils entendaient constamment la déclaration suivante : “même si tu sors, ta vie sera un enfer”.
Il a été détenu au total pendant 10 mois sans aucune inculpation. Après sa libération, il a découvert que les motifs de sa détention étaient qu’il travaillait dans une école appartenant au groupe Gulen, qu’il était membre d’un syndicat, qu’il avait un compte bancaire à la banque Asia et qu’il utilisait l’application Bylock.
Il est passé devant le tribunal à quatre reprises et a été condamné à 7 ans et 6 mois de prison, sans procès équitable. Il a présenté un recours devant le tribunal administratif, et la plus haute instance l’a libéré sous contrôle judiciaire. Le tribunal a finalement confirmé la sentence et son cas est actuellement examiné par la cour de cassation. Entre-temps, il a fui la Turquie. Étant donné que sa famille le considère comme un terroriste et la pression de la société influencée par le discours du gouvernement, il a décidé de fuir la Turquie. Il est passé par la Grèce ant de rejoindre l’Allemagne oú il essaye de se reconstruire avec sa famille.
Témoin 3 : Eren Keskin, défenseur des droits de l’homme
L’avocat a rappelé que les coupables ne sont pas seulement les policiers ou les gardes qui torturent, mais aussi les procureurs qui n’enquêtent pas pas, les juges qui acquittent les coupables et les médecins légistes qui occultent la torture.
Le témoin a souligné que l’un des principaux problèmes est la documentation de la torture, car les juges n’acceptent que les rapports médico-légaux comme preuve alors que la loi n’établit pas une liste exhaustive des preuves recevables. Cependant, les médecins légistes sont des fonctionnaires dépendant de l’autorité politique et donc liés au gouvernement. Ils ne fournissent donc pas de preuves d’actes de torture. Par exemple, ils publient le rapport d’une personne presque morte en indiquant qu’elle peut rester en prison.
La Turquie a déjà été condamnée par l’ECthR dans l’affaire Sukran aydin, car il n’y avait pas de rapport d’un médecin indépendant ou de centres de réhabilitation.
Selon le témoin, la torture a toujours été une politique d’État, même si elle est légalement interdite. Les avocats sont tenus à l’écart du système parce qu’ils sont des défenseurs, et parfois ils ne sont pas autorisés à rendre visite à leurs clients en prison.
Le témoin a été condamné en tant que terroriste armé, ce qui est la première fois après 30 ans de travail en tant qu’avocat. Elle s’attend à être détenue tous les jours, comme de nombreux politiciens du HDP qui sont en prison uniquement à cause de leurs idées.
Morgane Bizien
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